Nous avons eu la chance de recueillir des interventions très variées, allant du témoignage personnel de Joseph Rotblat à des études très pointues de l'opinion publique (et des traces laissées par Hiroshima dans la presse contemporaine et la littérature des décennies qui suivent) ou des documents diplomatiques, en passant par le regard d'un historien américain sur les causes de la décision de l'été 1945 ou l'analyse des conséquences politiques d'Hiroshima dans la naissance de la guerre froide.

Toutes ces interventions ont été d'un extrême intérêt et convergent pour nous faire penser que, même si l'évènement passa relativement inaperçu dans l'ensemble de la planète, il est bien, à de nombreux titres, un des évènements majeurs de notre époque.

Majeur bien sûr par les conséquences écologiques, scientifiques et médicales évoquées mais surtout majeur sur le plan politique et moral.

«La bombe» est un élément essentiel de l'hégémonie américaine de l'après-guerre. Non seulement pour les Soviétiques pour lesquels elle sonne comme une provocation et ouvre le premier «round» de la guerre froide, mais aussi, comme l'a très justement démontré Annie Lacroix-Riz à partir des archives du Quai d'Orsay, pour les alliés occidentaux qui ont été jusqu'à vouloir plaire aux Américains par une chasse aux sorcières locale contre leurs propres savants accusés de sympathies communistes, mais qui n'en seront pas moins écartés de la maîtrise de l'énergie atomique et même de leurs propres réserves d'uranium.

Tous seront écartés par les Etats-Unis comme des concurrents potentiels. Cette mise à l'écart créera en France un sentiment d'humiliation qui peut expliquer, cinquante ans plus tard, la volonté farouche de «revanche» atomique qui se manifeste encore à travers les impopulaires essais nucléaires du Pacifique.

D'autres contributions nous éclairent sur des thèmes de propagande toujours en vigueur. Il en est ainsi de la guerre préventive pour avoir la paix, par exemple, ou de la surestimation volontaire des forces militaires adverses grâce à des rapports faisant circuler des informations fantaisistes, une tactique que nous a décrite Marc Van den Wijngaert mais qu'on a encore vue à l'oeuvre récemment lors de la guerre contre l'Irak.

Plusieurs interventions nous ont aussi obligés à nous poser la question du rôle des médias dans la préparation de l'opinion publique, avant, au moment et après l'holocauste japonais.

Avant l'explosion, des campagnes de presse ont rendu possible ce massacre en développant d'une part l'idée de «juste revanche» et d'autre part les sentiments racistes anti-japonais.

Depuis Pearl Harbour, présenté aux Américains comme une «traîtrise» japonaise, (alors que les Japonais présentaient cette attaque comme la riposte aux inacceptables pressions américaines pour les faire quitter l'Axe), l'idée de vengeance, de juste punition, circule dans la presse. C'est ce sentiment qui justifiera la bombe , même s'il est sans doute peu compatible avec la bénédiction de l'Enola Gay par un aumônier avant sa mission...

Les sentiments racistes aussi prévalaient depuis plusieurs années dans les médias américains. Ils présentaient les «Japs» comme des ennemis sans âmes ni nuances entre eux (les «petits singes jaunes» «un bon Jap est un Jap mort...»). Ayant perdu aux yeux des Américains toute qualité humaine, les détruire (et le raisonnement est sans doute semblable pour les Juifs d'hier ou les Irakiens d'aujourd'hui) n'avait rien d'inhumain.

Au moment de l'holocauste japonais le rôle des médias (en Belgique comme dans les autres pays comme l'a relevé Lionel Changeur) a été principalement d'en occulter l'horreur. Ainsi Hiroshima a été présentée à l'opinion publique comme une «base militaire», sans référence aux milliers de prisonniers chinois et coréens ni aux 300 000 habitants de la cité portuaire.

Cette vieille tactique de la propagande de guerre n'est-elle pas toujours en vigueur alors qu'on nous parle du bombardement de batteries serbes ou d'opérations de précision chirurgicale contre l'armée irakienne?

L'un des «défauts» de l'exposition censurée de Washington était certainement de «trop» insister sur les souffrances des populations civiles...

Après le bombardement,les chercheurs de Los Alamos, en proie à des «remords» bien légitimes, ont été les premiers à ouvrir le débat sur les dégâts humains de la bombe. Mais ces dégâts ont été occultés par un «code de la presse» en vigueur pendant les sept années d'occupation américaine du Japon et interdisant la critique des troupes alliées. Les historiens américains auront à nous dire dans l'avenir quels documents la censure a bloqués, sur les effets notamment de l'irradiation.

Ces occulations posent une série de problèmes toujours actuels.

Notamment celui de l'abîme entre les bilans officiels des conflits et la réalité, et celui de la possibilité réelle d'informer objectivement en situation de guerre (froide ou chaude) et donc de censure.

A une question d'un participant sur la responsabilité des Américains dans leur ensemble au massacre d'Hiroshima, William Lanouette répondait qu'ils étaient moins coupables que les Allemands car ils ignoraient les conséquences réelles de la bombe.

Peut-être cette réponse doit-elle être nuancée? La plupart sans doute des Allemands ignoraient aussi la réalité d'Auschwitz et ont cru à la nécessité de la guerre totale telle qu'elle leur avait été martellée.

N'auraient-ils pas pu en savoir plus s'ils avaient été moins indifférents ou plus curieux ? A côté de la culpabilité directe de ceux qui ont donné ou exécuté des ordres criminel en connaissance de cause, ne faut-il pas retenir une deuxième catégorie de «coupables», les coupables passifs qui savaient mais ne réagissaient pas1.

La responsabilité collective ne concerne pas que les seuls Allemands. En Belgique les mesures antijuives, par exemple, n'ont créé finalement que peu d'émoi dans la population belge.

Il faut réfléchir globalement sur la culpabilité qui découle logiquement de cette indiférence.

Hier comme aujourd'hui sont coupables, aux Etats-Unis comme sur le vieux continent, tous ceux qui ont détourné le regard, qui sont indifférents, refusent de s'engager ou ne cherchent pas à s'informer.

Car face au mensonge organisé, aux entreprises de désinformations, à ces formidables fabriques de consensus, hier comme aujourd'hui, il reste au moins au «petit homme» que nous sommes, une capacité dérisoire et toute-puissante à la fois le doute systématique. Ce scepticisme, qui dans les pires situations de matraquage médiatique stimule nos capacités d'esprit critique qui sont aussi infinies que le mensonge...

Hiroshima aurait dû depuis longtemps être passé au crible de la critique, ne fût-ce que par les problèmes moraux qu'il pose (comme le bombardement vengeur de Dresde d'ailleurs). Mais seuls les crimes des vaincus sont mis en évidence, ceux des vainqueurs sont très généralement excusés et mis entre parenthèses par l'histoire officielle qui -forcément- est toujours écrite par les vainqueurs.

Anne MORELLI.

1 voir à cet égard un excellent article d'André Leysen, dans La Libre Belgique, 13 février 1995, intitulé « La culpabilité collective »