1. INTRODUCTION

A la mort de Staline en 1953, l'Union soviétique a implicitement admis la doctrine d'Eisenhower en matière de dissuasion réciproque et de vulnérabilité, sans toutefois développer elle-même une stratégie nucléaire. Vers 1954, alors que la Guerre froide enregistrait un léger dégel, Moscou changea complètement son fusil d'épaule en proposant, dans le cadre d'une coopération virtuelle entre communisme et capitalisme, une interdiction d'utiliser l'arme nucléaire. Comme Washington entendait protéger sa supériorité nucléaire, les Américains rejetèrent la proposition soviétique en la taxant de propagande. Toutefois, cette proposition était beaucoup plus qu'une simple tentative d'améliorer l'image communiste dans l'opinion mondiale car le Kremlin avait notamment pris conscience que l'Union soviétique n'était pas à même d'assurer une dissuasion équilibrée. Ses déclarations politiques en sens contraire n'avaient pour but que d'effrayer l'adversaire et d'accroître la bonne conscience des citoyens soviétiques. Le principal motif pour éviter une course effrénée aux armes nucléaires était toutefois de nature économique. Les nouveaux dirigeants soviétiques souhaitaient s'écarter du modèle économique stalinien qui donnait priorité à l'industrie lourde et à celle de l'armement afin de laisser plus de place aux biens de consommation et aux produits agricoles.

Khroutchev renforçait cette tendance en plaidant pour une coexistence pacifique. Il partait du point de vue que le communisme, grâce à la supériorité des méthodes de production socialistes, l'emporterait sur le capitalisme. Khroutchev prenait ses rêves pour des réalités en affirmant que le potentiel militaire de l'Union soviétique empècherait l'Occident de déclencher une guerre. Son objectif d'accroître le niveau de vie des citoyens soviétiques ne fut pas atteint parce que Moscou, en raison des efforts systématiques des Américains dans le domaine de l'armement, se voyait dans l'obligation de consacrer beaucoup plus de moyens à sa politique de défense. Par contre, du côté des États-Unis c'est une appréciation erronée du potentiel militaire des Soviets qui a été à la base des dépenses accrues en matière de défense.

2. PANIQUE À PROPOS D'UN ÉVENTUEL RETARD STRATÉGIQUE AMÉRICAIN

Eisenhower visait en théorie à réaliser un équilibre de dissuasion mais il était en fait parfaitement conscient de l'énorme supériorité stratégique des États-Unis sur l'Union soviétique. Sa politique de stabiliser plutôt l'armement et d'ainsi garder le contrôle sur le budget de la défense a toutefois été fortement contrecarrée aux États-Unis mêmes. Elle allait en effet à l'encontre du souhait profondément enraciné d'une hégémonie et d'une invulnérabilité des États-Unis. La panique qui a saisi l'opinion publique américaine de 1954 à 1961 à propos d'une avance stratégique possible de l'Union soviétique était symptomatique de cet état d'esprit américain. Le gouvernement Eisenhower ne s'est pas laissé entraîner dans cette campagne d'angoisse irrationnelle mais n'a rien pu faire d'autre que d'en tenir compte.

2. 1. LE «BOMBER GAP» OU LE DÉFICIT AU NIVEAU DES BOMBARDIERS

De 1954 à 1957, l'Amérique a connu une panique à propos de ce qu'on a appelé le <‹bomber gap», c'est-à-dire une soi-disant supériorité de l'Union soviétique en matière de bombardiers stratégiques . La cause en était une série d'estimations erronées d'un certain nombre de commentateurs et de faiseurs d'opinion. Ils partaient du point de vue que les nouveaux bombardiers stratégiques dont Moscou disposait depuis 1954 allaient entraîner, à brève échéance, un retard stratégique des États-Unis. La seule pensée qu'il serait ainsi mis fin à l'invulnérabilité du territoire américain était inadmissible aux yeux d'une large partie de l'opinion publique américaine. Le fait qu'ils n'avaient pu gagner la guerre en Corée avait été particulièrement frustrant pour les Américains. Leur réaction irrationnelle au «bomber gap» tenait de ce même type de pensée. Les milieux militaires stimulaient cette atmosphère de panique par tous les moyens afin de pouvoir augmenter leurs systèmes d'armements. C'est ainsi que la force aérienne mettait l'accent sur le nombre de bombardiers soviétiques sans mentionner les défauts technologiques de ces appareils. En contrepartie de ces déclarations partisanes, le Pentagone soulignait la supériorité technologique des B52 américains. L'industrie de l'armement, par le biais de son lobby au Congrès, ranima le flot de rumeurs au vu des bénéfices énormes qu'engendrerait l'augmentation ou le développement de l'arsenal militaire.

Eisenhower, avec l'aide de la force terrestre et de la marine, fit face à ce vent de panique mais fut contrecarré par la force aérienne qui tenait à conserver sa part colossale dans l'armement. Les médias, le lobby de l'industrie de l'armement au Congrès et divers groupes d'intérêts forcèrent la Maison blanche à finalement augmenter jusqu'à surcapacité la production des bombardiers stratégiques. Cet effort accru en matière d'armement visait également à couper l'herbe sous les pieds des démocrates. Grâce à des observations toujours plus précises des appareils de reconnaissance U-2, l'inquiétude à propos du «bomber gap» disparut en 1957 pour faire place à une panique beaucoup plus large concernant le «missile gap», c'est-à-dire un retard présumé des États-Unis en matière de missiles.

2.2. LE «MISSILE GAP»

Pour les États-Unis, seule une attaque surprise constituait une menace pour leur suprématie stratégique. Ils s'en protégeaient en développant une capacité de riposte infaillible, ainsi qu'un réseau de surveillance constitué d'installations radar et d'avions espions sophistiqués. Aussi longtemps que l'Union soviétique ne disposait que de bombardiers stratégiques, le délai d'alerte pour le Pentagone en cas d'attaque surprise des Soviets était de trois à cinq heures. Ceci suffisait largement pour prendre des contre-mesures adéquates en vue de protéger le territoire américain. Une attaque surprise était donc en fait exclue. Un changement est toutefois intervenu au cours de l'été 1957. Les Soviets réussirent à lancer des prototypes de fusées balistiques intercontinentales qui avaient une portée de 10.000 km. Initialement, le gouvernement américain réagit en constatant que ces essais ne perturbaient pas l'équilibre stratégique. Ce n'est qu'après plusieurs mois que surgit le spectre d'une possibilité de destruction au sol par les missiles soviétiques des bombardiers stratégiques américains. A terme, la mise en place de pareils missiles soviétiques réduisait le délai d'alerte pour Washington à quelque 20 à 30 minutes. Une attaque surprise sur le territoire américain relevait désormais du possible. A propos de ce risque circulaient depuis 1955 un certain nombre de rapports basés sur des sources incontrôlables. Il n'y était toutefois fait aucune mention du fait que les États-Unis, en 1954, avaient accordé une priorité absolue au développement des fusées à moyenne et longue portée.

Le fait que l'Union soviétique avait entamé le développement de missiles nucléaires avant les États-Unis comportait à terme plutôt un désavantage pour eux. Les savants soviétiques se voyaient obligés de développer d'importantes fusées à même de porter de lourdes charges nucléaires avec une faible force explosive. La réduction des dimensions de la bombe atomique et le développement de la bombe à hydrogène eurent pour conséquence que les charges nucléaires nécessitaient beaucoup moins de place pour une plus grande capacité de destruction. Les Américains purent utiliser ces innovations techniques dans le développement de leur programme ICBM (Intercontinental Ballistic Missiles), de sorte que leurs fusées étaient technologiquement supérieures à celles des Soviétiques.

La vraie panique ne se déclencha toutefois que lorsque les Soviétiques lancèrent à partir d'octobre 1957 leurs premières capsules spatiales, les Spoutniks. La signification militaire de cet évènement était due au fait que pour ce lancement, ils avaient utilisé des fusées SS 6. Les observateurs américains voyaient dans ce lancement la preuve indiscutable du retard technologique des États-Unis et soulignaient les dangers qui en résultaient pour la sécurité nationale. Le programme spatial américain qui démarra peu après avec l'aide de moyens gigantesques allait, à relativement court terme, atteindre des résultats spectaculaires et atténuer quelque peu les prestations soviétiques. L'opinion publique américaine s'inquiétait toutefois en premier lieu du «missile gap». La presse américaine estimait que la Maison Blanche devait tout mettre en oeuvre pour rattraper l'Union soviétique. Les médias ne voulaient pas entendre les déclarations d'Eisenhower affirmant qu'un lancement de fusée réussi n'impliquait pas, loin s'en faut, l'utilisation opérationnelle d'un grand nombre de missiles fiables. Le Président voulait par là déclarer sans ambiguïté que la suprématie stratégique des États-Unis serait encore maintenue pendant des années.

La «menace» émanant des fusées soviétiques a eu, quoi qu'il en soit, pour résultat, que Washington a accordé une priorité absolue au développement des fusées américaines telles que la Minuteman et la Polaris. Cette dernière était destinée à être lancée à partir de sous-marins. Ceux-ci offraient le grand avantage d'être difficilement localisables et donc beaucoup moins vulnérables que des installations fixes de lancement. Grâce aux missiles tirés à partir des sous-marins, l'on pouvait répliquer même si le territoire national avait déjà subi de sérieux dommages. L'effet de dissuasion de ces fusées moins précises résidait dans le fait qu'elles étaient dirigées sur les centres urbains de l'adversaire. Les missiles intercontinentaux beaucoup plus sûrs devaient en première instance servir à anéantir les installations de lancement de l'ennemi. En vue d'une attaque nucléaire préventive contre l'Union soviétique, les États-Unis installèrent des fusées à moyenne portée en Turquie, en Italie et en Grande-Bretagne. Les bombardiers stratégiques américains équipés d'armes nucléaires étaient en permanence en l'air. Les nouvelles initiatives de Washington reçurent d'autant plus l'appui de l'opinion publique que les importantes commandes publiques à l'industrie de l'armement offraient une issue à la récession économique dont souffraient les États-Unis.

En 1958 furent publiés suffisamment d'articles relativisant les choses qui calmèrent la panique née à propos du retard présumé en matière de technologie des fusées, mais les faiseurs d'opinion maintinrent le mythe du «missile gap». Ils allaient même encore un peu plus loin; si les États-Unis avaient un retard en matière de fusées, il pourrait en être de même dans d'autres domaines. De cette manière, la dissuasion américaine ne pourrait plus jouer, ce qui permettrait à Moscou de durcir sa politique étrangère. L'on échafaudait constamment des hypothèses sans tenir compte des faits. La C.I.A. et les services de renseignement de la force aérienne jouèrent à cet égard un rôle douteux en diffusant des chiffres gonflés et des scénarios de panique. La campagne relative au «missile gap» et le sentiment de défaitisme qui l'accompagnait n'étaient possibles que dans une atmosphère de guerre froide déterminée par la peur et la méfiance. Le gouvernement américain estimait manifestement qu'il n'était pas opportun de s'attaquer à cette désinformation à propos du potentiel soviétique en diffusant des données précises. Il ne pouvait se permettre électoralement de ramer constamment à contre-courant. En outre, il voulait protéger ses sources de renseignements parmi lesquelles les vols des avions-espions U-2. Le fait que Washington ait intensifié la course aux armements a été considéré par les faiseurs d'opinion comme la preuve que quelque chose n'allait pas en matière de défense américaine.

Les démocrates profitèrent électoralement du «missile gap» lors des élections de 1958 pour le Congrès. Bien que le sachant faux, le futur président Kennedy utilisa le même mythe dans sa campagne pour la présidence en 1960. Il revenait constamment sur le fait que les républicains avaient négligé la politique de défense. Toute cette campagne de dénigrement à propos du «missile gap» prit fin en août 1961 lorsque les vols de reconnaissance montrèrent indubitablement que l'Union soviétique n'avait placé que quelques installations de lancement de missiles intercontinentaux. Il y avait donc bien un «missile gap» mais pas là où l'on croyait.

En outre, le président Kennedy allait, par une nouvelle escalade de grande envergure en matière de course aux armements, doubler en deux ans la capacité de destruction des Etats-Unis et, de cette manière, renforcer encore la suprématie stratégique américaine.

Mark VAN DEN WIJNGAERT
(Katholieke Universiteit van Brussel)

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