Exposé de Joseph ROTBLAT, Professeur émérite de l'Université de Londres,
Fellow of the Royal Society, Président de Pugwash International
et, depuis, Prix Nobel de la Paix 1995.

Il y a cinquante ans, nous sommes entrés dans l'âge atomique. Il a commencé avec le bombardement de Hiroshima et Nagasaki. Sa caractéristique principale est que, pour la première fois dans l'histoire, il est devenu techniquement possible à l'homme de détruire d'un coup la totalité de sa civilisation et d'amener son espèce au bord de l'extinction. Si les armes nucléaires qui ont rendu cela possible ont été inventées par des hommes de science, la décision de lancer la bombe a été une décision politique. Mais ce sont bien des scientifiques qui ont mis les choses en route. Ils n'étaient pas obligés de le faire. Ils ont choisi de leur plein gré. Demandons-nous pourquoi ils se sont attaqués à ce terrible projet? Comme tous les autres membres de la communauté, les scientifiques doivent être responsables de ce qu'ils font dans la société. En fait, presque tous ceux qui ont oeuvré au développement de la bombe atomique, étaient des gens qui avaient ce que nous appelons une forte conscience sociale. Ils se sentaient très concernés par les conséquences et l'impact de leur travail sur la société. Comment, alors, ont-ils pu décider de s'y lancer? La réponse est que c'est en partie par hasard. C'est par un accident de l'histoire que les découvertes qui ont permis la fabrication des bombes atomiques ont eu lieu presque en même temps que le début de la seconde guerre mondiale. Cette coïncidence créait des conditions psychologiques tout à fait particulières. Lorsque une guerre se déclenche, notre pensée rationnelle s'effondre et les critères de raisonnement à propos de ces bombes ne sont plus ceux qui auraient normalement dû être les nôtres.

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Pour faire comprendre cela le mieux possible, je vais évoquer mon expérience personnelle. La découverte de la fission nucléaire fut à l'époque révélée par un article de Frisch et Meitner au début de 1939. Ce qu'ils ont exactement démontré est que, si un neutron d'énergie convenable vient heurter un atome d'uranium, le noyau de celui-ci se coupe en deux autres atomes de masses plus faibles, de krypton et de barium, par exemple. Simultanément, une grande quantité d'énergie est libérée. Il me parut que, peut-être, quelques neutrons errants étaient aussi libérés en même temps. Je travaillais à l'époque sur certaines propriétés de l'uranium et j'ai pu rassembler en quelques jours de quoi monter une expérience pour tester cette hypothèse. En fait, c'est bien ce qui se passe. La fission des noyaux d'uranium par des neutrons, entraîne la libération de deux ou trois autres neutrons. Je signale incidemment que la même expérience fut faite au même moment et de façon indépendante dans plusieurs autres laboratoires. C'est comme cela que la Science se construit. Quand une idée est correcte, elle vient à l'esprit d'un certain nombre de personnes. Le point le plus original de ces découvertes était que les neutrons ainsi produits pouvaient à leur tour réagir avec d'autres noyaux, ce qui libérait d'autres neutrons encore, entraînant une réaction en chaîne. Pour la première fois, il était possible d'imaginer utiliser les réserves d'énergie contenues dans les noyaux atomiques. Ceci avait une grande importance par soi-même. Une autre conséquence qui découlait de ces travaux était que, si cette énergie était produite en un temps très court (et mes calculs montraient que cela prenait moins d'une microseconde), le résultat serait une puissante explosion. En d'autres mots, une bombe "atomique".

Je voudrais souligner que, aussitôt que cette idée se forma dans mon esprit, je l'écartai complètement. Une telle application aurait été contraire à tous les principes moraux sur lesquels j'avais été élevé. L'idée que des scientifiques pourraient travailler à mettre au point des armes de destruction massive me répugnait profondément. Néanmoins, je gardais une certaine crainte derrière la tête, sachant que d'autres scientifiques pourraient ne pas avoir les mêmes scrupules. Je pensais particulièrement aux savants allemands, la part principale de ces recherches ayant été faite en Allemagne. Et j'avais peur que, si Hitler mettait la main sur la bombe, il l'emploie pour gagner la guerre et nous imposer à tous la malfaisante doctrine nazie. Je me trouvais devant un grave dilemme : d'une part, travailler à une arme de destruction massive était contraire à tous les idéaux que je chérissais en Science, de l'autre, ces mêmes idées risquaient d'être balayées si un régime totalitaire prenait possession d'une telle arme et en profitait pour imposer son système au monde entier. Pendant tout l'été 1939, je me débattis avec ce problème.

La décision tomba en septembre 1939, le premier septembre en fait. La guerre commença par l'invasion de mon pays natal qui fut complètement envahi en quelques jours par les armées d'Hitler, révélant par là l'énorme puissance militaire de l'Allemagne. Le danger immédiat devait prendre le pas sur toute autre considération et je décidais de travailler à la bombe atomique. A ce moment, j'avais élaboré un raisonnement qui justifiait mon action aux yeux de ma conscience. Ce raisonnement était le suivant. Si la bombe pouvait être fabriquée et que nous la construisions, nous pourrions empêcher Hitler de l'employer contre nous. Car l'ayant aussi, nous pourrions riposter. C'était le concept, devenu classique depuis, de la dissuasion. J'ai peut-être été le premier à l'imaginer. Mais je me rendis compte rapidement de la faille de ce raisonnement. La dissuasion ne peut avoir d'effet que sur des gens qui pensent rationnellement, des gens équilibrés. Elle n'aurait pas de prise sur des gens irrationnels. Hitler n'était certainement pas quelqu'un qui réfléchissait rationnellement. Je suis convaincu aujourd'hui que s'il avait possédé la bombe en 1945, et nous aussi, le dernier ordre qu'il aurait lancé de son bunker aurait été de la jeter sur Londres, sans envisager l'effroyable punition qui se serait abattue sur l'Allemagne. A l'époque, je découvris que la plupart de mes collègues qui travaillaient au projet partageaient la même conception, c'est-à-dire que la bombe était surtout nécessaire comme facteur de dissuasion. On en avait besoin pour ne pas l'employer si nous réussissions à l'assembler assez vite par devancer les Allemands.

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En fait, tout cela n'était pas nécessaire. Nos craintes n'étaient pas fondées. Nous avons découvert plus tard que le projet allemand n'avait jamais vraiment décollé. Ils firent certaines expériences erronées et, à cause de calculs menant à de fausses déductions, conclurent que la bombe ne serait pas, en fait, utilisable. Leur projet fut abandonné en 1942. Mais nous ne le savions pas et nous craignions tellement qu'ils la fabriquent que nous commençames à travailler à Liverpool où nous pûmes démontrer que la bombe était possible. Nous avons ensuite rejoint les Américains à Los Alamos où la bombe fut finalement assemblée. Mais cela n'eut lieu que longtemps après que les Allemands aient été complètement vaincus. Notre première motivation pour construire la bombe avait disparu.

Elle fut néanmoins employée, dès qu'elle fut prête. Elle fut jetée sur des populations civiles. Depuis lors, et maintenant encore après cinquante ans, nous restons confrontés à la question : « La destruction de Hiroshima et Nagasaki était-elle indispensable ? ». Vous venez d'entendre le Dr Lanouette faire une analyse historique détaillée du problème. Je ne suis pas historien et n'entrerai donc pas dans cette discussion, mais j'ai fait partie de cette Histoire. Et selon mon expérience, j'aurais tendance à répondre NON à la question. Il n'était pas nécessaire de détruire Hiroshima et Nagasaki. Je crois ceci pour toute une série de raisons. L'emploi de la bombe avait pour but essentiel de signifier aux Russes «qui était le patron» (who was the boss).

Je fonde cette opinion sur une expérience personnelle très précise. En mars 1944, longtemps avant que la première bombe soit construite, et dix-huit mois avant Hiroshima, j'ai assisté à un dîner à Los Alamos avec le général Groves et James Chadwick, le chef de la mission britannique. C'était une réception privée, en petit comité. Pendant le dîner, le général nous dit, presque en passant : « Vous êtes conscients, bien entendu, que l'objectif de tout le projet est de soumettre (subdue) les Russes ». J'ai encore encore très précisément ces mots dans l'oreille à cause du choc qu'ils m'ont causé. Ils étaient prononcés à un moment où les Russes étaient nos alliés et supportaient l'essentiel du combat contre Hitler. Soumettre les Russes ! Les gens ne voudraient pas me croire, quand je le leur raconterai. Mais dix jours plus tard, le général Groves s'exprima en public sur le même point. « Deux semaines après avoir atterri ici et que j'aie pris ce projet en charge, je n'avais plus d'illusion et je savais que notre réel ennemi était la Russie. C'est dans cet esprit que j'ai dirigé les choses. » Bien entendu, à l'époque, les décisions n'étaient pas tout à fait dans les mains des militaires. Mais pour Groves, la seule motivation possible était de contrer les Russes. C'est une des raisons pour lesquelles je crois qu'il n'était pas nécessaire de jeter la bombe sur Hiroshima et Nagasaki. Vous pouvez avoir d'autres opinions sur ce sujet, mais je voudrais dire que, dès lors il n'y avait aucun doute dans mon esprit, quel que soit l'emploi qu'on en ferait et quelles qu'en soient les raisons.

La conséquence inévitable fut la course aux armes nucléaires parce que les Russes ne voulaient pas que les Américains gagnent seuls le gros lot. Aussi mirent-ils en route leurs propre projet et testèrent leur bombe quatre ans plus tard. Les Américains se lancèrent alors dans la construction de la bombe à hydrogène. Les Russes suivirent et la course aux armements nucléaires était lancée.

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Je me souviens qu'il n'y eut guère de doute quant à la réaction du public aux armes nucléaires dès que les gens commencèrent à se rendre compte de leurs conséquences. Quelles sont, en effet, leurs caractéristiques? Un pouvoir destructeur énorme, un massacre sans discrimination de civils et un héritage de maladies et de morts léguées à des générations non encore nées. Tout cela rend les armes nucléaires horribles et répugnantes pour tout individu civilisé. Et en fait, la famille des nations partageait cette réaction. Nous devions nous débarrasser le plus vite possible de ces armes. La toute première résolution présentée à l'Assemblée générale de Nations Unies, il y a cinquante ans, se termina par un vote unanime de condamnation de ces bombes et des autres armes de destruction massive. Des résolutions et des déclarations de même genre furent maintes fois répétées aux Nations Unies. Bien sûr, on peut dire que l'Assemblée générale n'a pas le pouvoir légal de les imposer. Ses résolutions ne sont pas légalement contraignantes. Mais les cinq puissances nucléaires elles-mêmes se sont engagées au désarmement nucléaire quand elles ont signé le Traité de Non Prolifération. Les mots de l'article VI vous sont familiers. Il appelle les pays contractants à « s'engager de bonne foi à commencer le désarmement nucléaire ». Ceci est toujours l'objectif proclamé de ces cinq puissances. Il a été répété lors de la récente Conférence sur l'extension de ce Traité. Le Secrétaire d'Etat Warren Christopher y déclara : « les Etats nucléaires se sont engagés à poursuivre des négociations en vue d'un désarmement nucléaire qui reste notre but ultime ». Le gouvernement britannique fit une déclaration très analogue l'année dernière: « Un désarmement nucléaire complet et généralisé reste souhaitable et est notre but ultime. » Mais toutes ces déclarations sonnent fort creux à la lumière des politiques que ces gouvernements poursuivent en pratique.

Comme je l'ai dit il y a quelques instants, le sentiment général reconnaît que les armes nucléaires sont foncièrement perverses. Leur utilisation comme instrument militaire, comme armes de guerre, a aussi été reconnue comme impossible lors de la rencontre en Espagne de Reagan et Gorbatchov. C'est là que fut forgée la formule fameuse : « Une guerre nucléaire ne peut être gagnée et ne doit jamais être engagée ». Quoiqu'il en soit, j'ai évoqué ces points d'histoire pour vous rappeler que l'idée d'un monde débarrassé de ces armes n'est pas seulement un concept bizarre né dans l'esprit de quelques groupes marginaux, mais est un désir largement partagé dans l'opinion de tous les pays et est aussi l'engagement des nations nucléaires elles-mêmes.

En dépit de cela, pendant la période de la guerre froide, il était impossible, non seulement de parler d'une planète débarrassée de ses armes nucléaires, mais même d'en rêver. Le monde était polarisé. Les deux superpuissances étaient engagées dans un corps à corps, un combat idéologique où les armes nucléaires jouaient un rôle majeur. La course aux armements nucléaires était implacable et les amena à un moment où un total de 70.000 têtes nucléaires étaient stockées dans leurs arsenaux.

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On lit aujourd'hui tous les jours dans les journaux des informations sur l'un ou l'autre conflit et certains soupirent après le bon vieux temps de la guerre froide et de la stabilité qu'elle apportait. Ils l'opposent au chaos actuel. Beaucoup de gens regrettent l'équilibre - au sens militaire du terme - qu'ils attribuent à cette époque. Or, jamais au cours de ces décennies, aucun des deux côtés n'a été certain qu'il avait assez d'armes dans ses arsenaux pour assurer sa sécurité et prévenir à coup sûr sa défaite. Ils n'ont pas cessé d'accumuler ces armes pour garder une capacité offensive destinée à maintenir une différence en leur faveur. Au fur et à mesure, la course aux armements coûtait de plus en plus cher. Elle a presque ruiné l'économie soviétique et a eu un puissant effet sur celle des Etats-Unis. Je suis convaincu que, si elle avait continué, un holocauste nucléaire se serait inéluctablement produit. Heureusement, un homme d'Etat de bon sens, intervint alors sur la scène internationale. Le Président GORBATCHOV, par une décision courageuse, qui devait par la suite contribuer à sa chute, mit fin à cette course et sauva notre civilisation.

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On aurait pu penser qu'avec l'arrêt de la guerre froide, on allait se trouver dans une situation totalement nouvelle. Et de fait, le climat politique devint complètement différent. Les ex-ennemis mortels étaient devenus des amis et des partenaires. La raison essentielle du maintien de l'arme nucléaire avait disparu. Les Etats nucléaires n'avaient plus d'excuses pour s'abstenir de remplir leur engagement lié à l'article VI du Traité de Non Prolifération, de se débarrasser de leurs armes atomiques. Mais cela ne s'est pas passé ainsi. Sans doute, il y a aujourd'hui une réduction cosmétique des armes accumulées dans les arsenaux nucléaires. Un des facteurs qui ont amené la fin de la guerre froide, c'est la prise de conscience par les Etats nucléaires que ces énormes stocks étaient à la fois, très coûteux et très dangereux. On pouvait décider de les réduire. Par les traités START, on décida de diminuer graduellement les armes stratégiques. En l'année 2003, leur nombre devrait être ramené à un quart du maximum. Mais même après mise en oeuvre de toutes les mesures que ces accords prévoient, il restera près de 20.000 têtes dans les arsenaux. Et il n'y a aucun signe que les puissances nucléaires veuillent poursuivre cette réduction vers l'option zéro. L'an dernier, une commission mise sur pied par le gouvernement des Etats-Unis fut chargée de reconsidérer sa politique nucléaire. Sa conclusion fut que : « L'environnement mondial d'après la guerre froide exige le maintien de la dissuasion nucléaire ». C'est la position actuelle des Etats-Unis. Elle est identique en Russie, en Grande-Bretagne et en France.

Une des raisons qui amènent certains de ces Etats, surtout le Royaume Uni et la France, à vouloir conserver leurs armes nucléaires, est une de celles qui les ont fait s'engager dans cette voie au départ. C'est le facteur «prestige», l'assurance d'avoir une place à la table des grands. Laissez-moi vous rappeler une déclaration ancienne à ce sujet d'un de nos Ministres des Affaires Etrangères, Aneurin Bevan : « Sans la bombe, notre Ministre des Affaires Etrangères arriverait tout nu à la table de négociations ». Le général de Gaulle a exprimé plus brutalement la même idées : « Un pays qui n'a pas d'armes nucléaires ne peut se considérer comme indépendant ». Je pense que Jacques Chirac, par son inepte décision de recommencer des essais nucléaires, veut en fait démontrer qu'il est un vrai gaulliste. Au cours des dernières années, même pour la Russie, ce facteur prestige est devenu important. Ayant perdu son standing à la suite de sa banqueroute économique, la Russie s'accroche à ses armes nucléaires comme au dernier vestige de son ancienne prééminence en tant que grande puissance.

L'ennui est que bien d'autres nations perçoivent les choses de la même façon. Leur sentiment est renforcé par le fait que les cinq puissances nucléaires reconnues sont aussi celles qui, jusqu'à ce jour, sont les seules à avoir un siège permanent au Conseil de Sécurité avec droit de veto. Aussi longtemps que les choses seront perçues ainsi, que les armes nucléaires semblent donner à la fois sécurité et statut, la pression pour rejoindre le club sera irrésistible. C'est une parfaite recette pour encourager la prolifération.

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Il y a une autre raison qu'on a souvent répétée pour justifier l'armement nucléaire dans ces pays : c'est le sentiment que ces armes donnent de la stabilité et assurent la paix. On a amené l'opinion à croire que leur existence a évité de nombreux conflits. C'est à peu près comme si de multiples guerres menaçaient d'éclater à tout moment et qu'elles le feraient vraiment si nous nous débarrassions de nos armes atomiques. C'est fondé sur l'idée que le monde est, en permanence, un endroit terriblement dangereux. Cette conception est une des scories de la propagande liée à la période de la guerre froide. On croyait que l'Union soviétique était à l'affût d'un moment de faiblesse de l'Ouest pour l'envahir.

La France et la Grande-Bretagne l'ont très catégoriquement déclaré. Aussi récemment que 1989, un Ministre en charge du Foreign Office, M. Waldegrave, déclarait : « La dissuasion nucléaire a certainement empêché une guerre mondiale, qui se serait inévitablement déclarée à l'un ou l'autre moment après 1945 entre les Américains et leurs alliés, d'une part, les Russes et les leurs, de l'autre ». C'est là une déclaration très catégorique de la part d'un Ministre en exercice. Et on s'attendrait à ce qu'il apporte faits et témoignages pour étayer son affirmation. Ni lui, ni personne d'autre ne les ont jamais donnés, parce que ces faits et ces témoignages n'existent pas. Il y a maintenant six ans que la guerre froide est terminée et de nombreux documents secrets sur la politique étrangère ont été publiés. J'ai cherché particulièrement ceux qui pourraient concerner ce point. Et je n'en ai pas trouvé. Il n'y a aucun indice, et encore moins de preuves, pour soutenir l'idée que l'Union soviétique ait jamais eu l'intention d'envahir l'Ouest. C'est un mythe, un mythe délibérément fabriqué.

Par contre, on sait qu'une guerre atomique a été, en fait, sur le point de se déclencher à la suite du déploiement de ces armes. Lors de la crise des missiles en 1962, l'Union soviétique avait voulu installer à Cuba des armes nucléaires, tant stratégiques que tactiques. Une série de documents récemment venus au jour à ce sujet montrent de combien près nous avons frôlé une guerre nucléaire et un holocauste qui auraient signifié la fin de notre civilisation. Les armes nucléaires, loin d'empêcher la guerre, ont au contraire, failli en causer une.

Néanmoins, la constante répétition de l'affirmation que les armes nucléaires nous ont évité la guerre a été acceptée presque comme une vérité d'évangile. Elle a été répétée par notre précédent Ministre de la défense : « Ce n'est pas à empêcher l'emploi d'armes nucléaires par l'adversaire que les nôtres sont supposées servir, mais à éviter la guerre ». Nous n'avons pas plus de raison d'accepter l'affirmation de M. Rifkind que celle de M. Waldegrave, parce que, en fait, elles sont fausses. Il y a eu de multiples guerres pendant les quatre décennies de la guerre froide. Des millions de gens ont été tués pendant ces conflits. Il n'y en a sans doute pas eu en Europe mais il y en a eu dans quatre autres continents. Et les puissances nucléaires ont pris part à certains d'entre eux. La Corée, le Vietnam, le Cambodge, l'Afghanistan, les îles Falklands, la guerre du Golfe, dans tous ces cas, les pays nucléaires sont intervenus. Et dans quelques-uns de ces conflits, comme le Vietnam et l'Afghanistan, ils ont même perdu la bataille. Loin de protéger les pays qui en possédaient, les armes nucléaires n'ont joué aucun rôle, elles n'ont eu aucun effet sur l'issue de ces guerres. Pendant ce temps, leur existence même maintient le risque qu'elles soient un jour utilisées : utilisées peut-être par accident, utilisées peut-être lorsqu'une guerre conventionnelle aurait mal tourné et que la presse réclamerait à grands cris qu'on le fasse (le générale Colin Powell a récemment rappelé ces hurlements médiatiques pendant la guerre du Golfe) ; ou plutôt utilisées par des pays fanatiques ou des groupes de terroristes. Citons encore M. Mac Namara : « Les combinaisons imprévisibles de défaillances humaines et d'armes nucléaires introduisent un risque élevé de catastrophe potentielle ».

Un autre argument, un argument bien plus sérieux, est mis en avant pour justifier la rétention d'armes atomiques. C'est le syndrome dit «du génie sorti de la bouteille». Cela signifie que ces armes ne peuvent pas être «dés-inventées». Je cite encore M. Rifkind : « Les armes nucléaires ne peuvent pas être dés-inventées ; la menace existe et ne peut pas être effacée ». Bien entendu, ceci est vrai, il n'est pas possible de le nier. Mais ce que nous pouvons contredire, c'est la conclusion qu'on en tire, que nous devons donc conserver nos bombes atomiques. C'est comme si, ayant en main des choses qui se révèlent fondamentalement dangereuses, la meilleure façon de s'en protéger serait de les garder et d'en avoir le plus possible. L'argument se présente à peu près comme suit : même si le monde entier tombait d'accord pour se débarrasser des armes atomiques, la menace ne disparaîtrait pas; dans l'avenir, à un moment imprévisible, un Etat à l'instinct agressif pourrait secrètement fabriquer quelques bombes et menacer le reste du monde de chantage. Une fois de plus, ce raisonnement est faux; il ignore la manière dont les sociétés civilisées éliminent les conséquences indésirables des sciences et des technologies. Si nous sommes confrontés par de telles conséquences, nous faisons des lois pour les neutraliser. Tout le fonctionnement des sociétés civilisées est fondé sur l'observance de lois. Dans ce cas-ci, il s'agirait de lois internationales. La solution simple, qui vient à l'esprit, de ce 'problème serait de déclarer toute possession d'armes nucléaires illégales aux yeux de la loi internationale. Mais la plupart des dirigeants politiques restent préoccupés par la question. Ils ne croient plus à l'idée que j'ai signalée plus haut, que les armes nucléaires sont là pour empêcher la guerre, mais ils craignent cette autre dérive. M. Mac Namara, par exemple, déclare : « j'ai précédemment suggéré que l'idée d'une dissuasion soit abandonnée par les Etats nucléaires, pour autant que ce soit praticable dans un monde dénucléarisé ». La réserve pour autant que ce soit praticable a été ajoutée par crainte de possibles violations secrètes.

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Il faut examiner la question de plus près. Voici comment je la vois dans un plan global de désarmement nucléaire. A nombre de Conférences du groupe de Pugwash, nous en avons examiné tous les aspects depuis des années. Nous avons récemment fait paraître un libre intitulé «A Nuclear Weapons free World. ls it desirable? ls it possible?» (Un monde sans armes nucléaires est-il souhaitable? Est-il possible?). Ce livre sera bientôt traduit en français. Nous avons analysé très soigneusement la question et avons conclu qu'un monde sans armes atomiques serait un monde plus sûr. Il peut être bâti. Ce ne sera pas facile et demandera du temps; cela pourra prendre 20 à 30 ans. Aussi vaudrait-il mieux commencer tout de suite. Comment? Avant tout, on aura besoin d'un système de vérification technique pour s'assurer que le démantèlement des armes nucléaires se déroule sous contrôle international et aussi de savoir comment disposer des matériaux fissiles (uranium ou plutonium) récupérés lors de ce démantèlement. Nous aurons également besoin d'un régime de contrôle plus strict des usages pacifiques des réacteurs d'énergie. En plus, nous devrons modifier sur certains points les mentalités politiques et les habitudes de la société. Un des changements politiques essentiels sera d'obtenir un traité d'abolition des armes nucléaires qui soit assuré d'une adhésion universelle. Une fois qu'un certain nombre de nations, les cinq puissances nucléaires incluses, se seront mises d'accord pour abandonner les armes nucléaires, une résolution du Conseil de Sécurité devrait rendre ce traité obligatoire pour tous les Etats. Aucun d'entre eux ne pourrait y échapper. La possession d'armes nucléaires deviendrait un acte criminel selon la loi internationale et serait punie par l'ONU. Cependant, la partie la plus importante de notre projet ne concerne pas tant la punition de ceux qui auraient violé le traité, que la prévention de telles violations. Ceci demanderait l'introduction d'un nouveau système de vérification, une vérification que j'appellerais «sociétale». Comme ce mot l'implique, ce ne serait plus des experts qui interviendraient, mais tout le monde. Chacun d'entre vous deviendrait gardien du traité. Chacun devrait s'assurer qu'aucune violation n'a lieu. Comment cela fonctionnerait-il ? Le traité abolissant les armes nucléaires devrait contenir une clause obligeant tous les Etats à passer des lois qui donneraient le droit à tout citoyen - et même rendrait obligatoire - d'informer les autorités internationales de toute suspicion de violation. Nous devons être optimistes. Le secret qui entoure maintenant tant de recherches devrait disparaître parce qu'il est impossible d'avoir en permanence de la recherche scientifique de qualité sous le sceau du secret. Voilà les systèmes qui devraient être mis en route. Cela prendra du temps. L'éducation devra aussi être rénovée pour changer les mentalités. C'est pourquoi cela risque de prendre des dizaines d'années.

Notre conclusion est que, avec ce double système de vérification, le technique et le sociétal, la probabilité qu'un pays quelconque puisse fabriquer des armes nucléaires sans être détecté deviendrait extrêmement faible. Il faut bien entendu admettre qu'aucun système n'est fiable à 100%. Rien ne l'est jamais. Mais si même la possibilité de manquements à ce traité persiste, le monde serait plus en sécurité qu'il ne l'est aujourd'hui. Prenons un exemple; qui serait susceptible de telles violations? Actuellement, le danger principal vient de régimes fanatiques qui n'hésiteraient pas à lâcher une bombe, ou de groupes de terroristes parrainés par eux. Envisageons le second cas. Des terroristes pourraient déposer une bombe nucléaire quelque part au milieu d'une ville et exiger une rançon. Les milliers d'armes nucléaires entreposées dans les arsenaux sont parfaitement inutiles pour parer à un tel cas. ll n'y a d'ailleurs aucun autre moyen d'y répondre. Ce que nous pouvons dire, c'est que la probabilité de voir se concrétiser ce genre de situation est aujourd'hui bien plus grande, alors qu'il y a tant de matériaux fissiles un peu partout et qu'un marché noir se développe, qu'elle ne le serait dans un monde débarrassé d'armes nucléaires.

Sur cette base seule, je puis affirmer (et c'est là dessus que je veux conclure) qu'un monde délivré de ses armes atomiques serait un monde plus sûr. La leçon des cinquante années de l'âge nucléaire est que ces armes n'assurent pas la sécurité, qu'en fait elles constituent une menace pour la paix. Un monde libéré de ses armes nucléaires est à la fois souhaitable et possible. Seule la volonté politique manque encore pour en faire une réalité.

Joseph ROTBLAT
(Traduction de l'enregistrement par H. FIRKET. On a essayé d'être aussi fidèle que possible tout en respectant le style «parlé» du Prof. ROTBLAT.)